Énergie
Changements climatiques

Energie vs. Biodiversité ?

Trouver une perspective commune aux deux communautés scientifiques.

Posté le 4 juin 2024

Expert·e·s

Dr.
Dr. Sascha Nick

LEURE ENAC EPFL

Prof.
Prof. Antoine Guisan

Professeur ordinaire en écologie spatiale
FBM | FGSE, UNIL

Prof.
Prof. Christophe Ballif

STI, EPFL

Dr.
Dr. Alejandra Morán-Ordóñez

Chercheuse
UNIL - FGSE, UniBern - IEE

Energie vs. Biodiversité ?

Un développement rapide des énergies renouvelables est-il possible sans impacter négativement la biodiversité ? Répondre à cette question en synthétisant la littérature scientifique existante était le défi de cette équipe multidisciplinaire UNIL/EPFL composée à la fois d’expert⸱e⸱s en biodiversité et en énergie. Résultat : grâce à ce face à face et un dialogue direct, ces deux communautés scientifiques ont pu accéder à une meilleure compréhension réciproque de leurs modes de pensées et concevoir des solutions communes. 

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Interview avec 4 des chercheur⸱euse⸱s.

1.Vous allez prochainement publier un livre blanc intitulé « Développer les énergies renouvelables et préserver la biodiversité en Suisse », expliquez-nous en quelques phrases de quoi il s'agit.

Sascha Nick : Le projet aborde le conflit potentiel entre la nécessité d'une rapide expansion des énergies renouvelables (ER) et une meilleure protection de la biodiversité dans les régions alpines, en visant à atteindre ces deux objectifs simultanément afin d'atténuer le changement climatique. Il souligne l'importance d'assurer la sécurité énergétique et de renforcer l'intégrité écologique en identifiant les sites appropriés et les meilleures pratiques pour les installations d'ER, de même que la surveillance de la biodiversité et la réduction des activités humaines qui endommagent les mêmes écosystèmes ou espèces.  

Antoine Guisan : La transition vers les énergies renouvelables vise à atténuer le changement climatique, afin de minimiser les impacts sur l'homme et la biodiversité. Parallèlement, les écosystèmes intacts dotés d'une riche biodiversité constituent la meilleure défense contre le changement climatique, car ils séquestrent le carbone et régulent le climat. Pourtant, le développement des énergies renouvelables peut avoir un impact sur la biodiversité, ce qui pourrait amplifier le changement climatique.

Cela montre que le changement climatique, les énergies renouvelables et la biodiversité sont étroitement liés et doivent être gérés ensemble.
   

L'objectif de ce projet est de réunir des spécialistes de tous ces domaines pour concevoir une transition vers les énergies renouvelables qui n'affecte pas la biodiversité.

Christophe Ballif : Pour moi, l'objectif était de rapprocher deux communautés, celle de l'énergie et celle de la biodiversité, qui n'ont pas une bonne compréhension l'une de l'autre. Dans le domaine de l'énergie, certain⸱e⸱s voient à juste titre la nécessité de développer rapidement les énergies renouvelables pour réduire les émissions de CO2, mais négligent parfois l'impact potentiel sur la biodiversité et sont à peine conscient⸱e⸱s de la situation dramatique qui prévaut même en Suisse. A l'inverse, certains acteurs de la biodiversité pensent que toute nouvelle installation dans un milieu naturel est un impact supplémentaire sur la biodiversité et que c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Ils auront donc tendance à s'opposer à tout projet, laissant essentiellement le soin à l'autre communauté de résoudre le problème de la fourniture d'électricité propre ou pensant qu'il serait facile d'en consommer beaucoup moins. Mais même en consommant moins, nous aurons besoin de plus d'électricité.

En fin de compte, la question est donc de savoir si l'on peut trouver un terrain d'entente.
  

2. L'un des objectifs de votre projet était de constituer une équipe pluridisciplinaire qui permettrait une réflexion commune entre des expert⸱e⸱s  en énergies renouvelables (ER) et en biodiversité. Pourquoi cette démarche est-elle si importante dans le contexte actuel ?

Sascha Nick : Dès le départ, il était clair que les deux communautés scientifiques des énergies renouvelables et de la biodiversité ne se connaissaient pas et avaient une compréhension très superficielle de la discipline de l'autre. Il fallait que les gens se rencontrent personnellement dans le cadre d'une série d'ateliers scientifiques, qu'ils puissent apprendre les uns des autres et, surtout, qu'ils commencent à comprendre le mode de pensée de l'autre partie. Sans cela, il aurait été impossible de parvenir à des conclusions communes. En outre, nous avons pris contact avec des projets connexes en Suisse, tels que le domaine ETH « Speed2Zero » et les projets SCNAT. 

Antoine Guisan : Le projet est parti d'un désaccord symptomatique entre les scientifiques des communautés de l'énergie et de la biodiversité qui résultait probablement du fait que chaque communauté simplifiait trop l'autre domaine lorsqu'elle défendait ses intérêts disciplinaires : par exemple, la première supposait que les ER avaient un impact très limité sur la biodiversité, et la deuxième pensait à l'inverse que les ER auraient nécessairement un impact négatif sur la biodiversité.

Nous avons donc mis en place ce projet pour améliorer la compréhension réciproque entre ces deux communautés et promouvoir le développement d'ER qui favorisent également la biodiversité.

Pour favoriser une telle synergie, il faut renforcer les liens entre les communautés de recherche sur les ER et la biodiversité, et avec les parties prenantes associées, ce qui nécessite des approches pluridisciplinaires et transdisciplinaires. 

Christophe Ballif :

Normalement, les scientifiques devraient pouvoir argumenter sur la base de faits, mais il est clair que les débats liés au changement climatique, à l'énergie et à la biodiversité deviennent rapidement émotionnels en fonction de leur enjeu (climat, sécurité de l'approvisionnement, environnement naturel).
  

Le fait de se rencontrer, de discuter et de s'exposer lors de diverses réunions et ateliers a au moins permis de mieux comprendre les points de vue des autres. 

3. Les intérêts des parties prenantes concernant le développement des énergies renouvelables et la conservation de la biodiversité semblent parfois opposés. Quelles sont les perspectives communes qui ont émergé au sein de ces deux communautés de recherche ?

Antoine Guisan : En examinant et en synthétisant la littérature scientifique dans le cadre de trois ateliers, nous avons identifié des synergies et des co-bénéfices possibles entre le développement des énergies renouvelables et la promotion de la biodiversité (par exemple, l'« éco-voltaïque »), qui peuvent satisfaire les deux communautés. Cependant, le message le plus important que nous ayons reçu directement au cours du processus est que, pour que ces solutions soient mises en œuvre, les scientifiques et les parties prenantes des deux domaines doivent s'asseoir ensemble, échanger des données et des connaissances, et les combiner pour planifier des développements d'ER respectueux de la biodiversité d'une manière coordonnée, idéalement au niveau national, afin de garantir un développement des ER aussi rapide que possible mais aussi prudent que nécessaire...

Christophe Ballif : Je pense que plusieurs perspectives importantes ont émergé. Il s'agit notamment de la nécessité de développer rapidement des sources


d'électricité renouvelables (ce qui est remis en question par certains) pour remplacer l'utilisation massive de combustibles fossiles en Suisse. Cela s'accompagne également d'un souhait fort de voir la priorité accordée à la localisation au niveau national plutôt qu'au niveau cantonal, ce qui pourrait permettre d'éviter certaines zones plus critiques du point de vue de la biodiversité. Cela nous a également permis de clarifier quels étaient les critères les plus importants pour avoir un impact minimal sur la biodiversité, de reconnaître le peu d'expérience accumulée jusqu'à présent dans l'environnement alpin, mais aussi de montrer que, par exemple, l'impact des énergies renouvelables sur le CO2 et l'impact sur le sol peuvent être fortement minimisés grâce à de bonnes pratiques.

4. Vous indiquez que la sensibilisation et l'engagement des parties prenantes locales sont très importants pour la mise en œuvre de la transition énergétique et la protection de la biodiversité. Expliquez-nous.

Alejandra Moràn Ordonez: La communauté scientifique et les décideurs et gestionnaires locaux parlent généralement des langages différents, principalement parce que les objectifs poursuivis par ces deux communautés et le temps dont elles disposent pour les atteindre sont différents. Cependant, les connaissances scientifiques peuvent être un outil essentiel pour prendre des décisions éclairées (par exemple, où déployer au mieux les infrastructures d'énergie renouvelable dans le paysage afin de maximiser la production d'énergie tout en évitant ou en minimisant l'impact sur la biodiversité).

C'est pourquoi les processus participatifs et intégratifs tels que celui que nous avons développé dans ce projet sont essentiels pour faire tomber les barrières de la communication et de la compréhension entre ces deux mondes. 
  

Christophe Ballif : Pour moi, faire participer la collectivité présente plusieurs avantages : tout d'abord, cela augmente les chances d'acceptation du projet, car les gens ont le sentiment qu'ils contribuent eux aussi, et peut-être pour eux-mêmes, à quelque chose de positif, plutôt que de se voir imposer une solution. Deuxièmement, cela permet à toutes les parties prenantes de comprendre les différentes craintes, mais aussi les idées erronées concernant les énergies renouvelables et la biodiversité. Et troisièmement, cela permet parfois de redéfinir ou de redimensionner les projets parce qu'ils deviennent plus acceptables pour une plus grande partie de la communauté.

5. Qu’avez-vous appris grâce à ce projet et aux interactions avec les chercheur⸱euse⸱s de l'autre communauté ? Comment cela influencera-t-il votre pratique future ?

Sascha Nick : Si j'avais personnellement une certaine vision globale des énergies renouvelables et de la biodiversité avant de commencer le projet, je me suis rapidement rendu compte que cette vision était parfois superficielle. J'ai beaucoup appris sur les méthodes les plus récentes et les meilleures pratiques pour le développement des énergies renouvelables, les impacts sur la biodiversité et l'interaction de ces impacts, et surtout, les approches et les perspectives spécifiques des scientifiques des communautés des énergies renouvelables et de la biodiversité.

Rien ne remplace le fait de passer du temps avec les gens pour apprendre d'eux. 
  

Antoine Guisan : En tant que biologiste et spécialiste en cartographie de la biodiversité, discuter avec des spécialistes de l'énergie, à l'intérieur et à l'extérieur du milieu universitaire, m'a fait prendre conscience de la complexité de la demande d'énergie au fil des saisons (par exemple, la période hivernale) et de la nécessité de combiner différentes sources d'énergie pour satisfaire nos 

besoins de société sans recourir aux combustibles fossiles, afin d'avoir une chance d'atténuer le changement climatique et d'éviter des impacts potentiellement massifs sur la biodiversité. J'ai également appris à mieux expliquer aux spécialistes de l'énergie les risques potentiels des déploiements d'ER sur la biodiversité et la nécessité de favoriser les solutions d'ER qui ont un impact minimal sur les espèces et les écosystèmes, voire qui les favorisent.

Alejandra Moràn Ordonez : En tant qu'expert en biologie de la conservation, il a été particulièrement enrichissant pour moi de travailler avec des collègues spécialistes dans le domaine du développement des énergies renouvelables et d'apprendre les scénarios énergétiques suisses de la demande et de la production ainsi que les derniers développements en matière de nouvelles technologies et de matériaux qui pourraient favoriser une transition énergétique rapide et plus efficace au niveau national. Je pense que nous avons appris les uns des autres et, surtout, que nous avons été ouverts au rapprochement des positions et à la recherche de compromis de manière constructive. La multidisciplinarité du travail de l'équipe de projet rend les résultats plus consensuels et plus solides, et donc plus réalistes du point de vue de la mise en œuvre. 

6. Selon vous, quels sont les résultats de votre étude qui pourraient avoir le plus grand impact sur le développement des énergies renouvelables et la conservation de la biodiversité, et quels sont ceux qui sont les plus susceptibles d'influencer les pratiques ou les politiques publiques?

Sascha Nick: Nos conclusions les plus importantes sont que le développement des énergies renouvelables et une meilleure protection de la biodiversité peuvent, mais surtout doivent, aller de pair. Nous avons aussi fait des recommandations spécifiques pour la sélection des sites d'ER, les meilleures pratiques de construction et de surveillance, et la nécessité de réduire la pression humaine existante sur la biodiversité pour minimiser les dommages supplémentaires. Il est difficile de prédire ce qui aura le plus d'impact, peut-être simplement le fait que les scientifiques à présent se connaissent, et l'apprentissage et les délibérations de la communauté à l’avenir.  

Antoine Guisan: Notre projet était basé sur une synthèse de la littérature scientifique, et non sur nos propres analyses et résultats. La principale conclusion est certainement qu'il existe des synergies possibles entre le développement des énergies renouvelables et la promotion de la biodiversité (c'est-à-dire des solutions basées sur la nature), mais que cela nécessite un processus de priorisation à l'échelle nationale (et en bonne coopération avec nos voisins) basé sur les meilleures connaissances scientifiques disponibles. Celles-ci pourraient provenir de notre livre blanc et d'autres rapports similaires (par exemple de l'Union internationale pour la conservation de la nature, de l'Académie suisse des sciences naturelles ou d'autres projets tels que Speed2Zero au sein du domaine des EPF).

Alors que certains considèrent cette transition énergétique comme une urgence, on pourrait imaginer la création d'un groupe de travail suisse pour une transition rapide des ER qui renforce conjointement la biodiversité en Suisse. La nature est notre meilleure alliée, pas notre ennemie. 
  

Alejandra Moràn Ordonez: Je pense qu'il y a plusieurs messages pertinents dans notre travail, mais pour moi le plus important est de montrer que nous avons la possibilité d'aller vers des émissions nettes nulles d'ici 2050 en utilisant les énergies renouvelables tout en conservant la biodiversité. Nous ne devrions pas envisager d'autre scénario : les politiques énergétiques, climatiques et de conservation de la biodiversité doivent être alignées et aller dans la même direction. J'espère que cette vision globale, ainsi que la diversité des ressources déjà disponibles pour la réaliser (p. ex. l'infrastructure écologique suisse, les outils d'aménagement du territoire, les études d'impact), serviront de guide aux cantons pour prendre les bonnes décisions lorsqu'ils encourageront le développement des énergies renouvelables sur leur territoire dans les années à venir.  

Christophe Ballif : Il est difficile de changer les perceptions et les actions avec un seul document. Mais pour moi, le processus de discussion et d'apprentissage par les autres est une étape importante pour progresser. Je pense qu'il a également apporté beaucoup de conseils simples et concrets, par exemple pour certains choix de sites possibles pour l'éolien et le solaire, et qu'il contient également des suggestions concrètes. Par exemple, il est peu probable que de nombreux parcs solaires soient installés dans le cadre de la législation de l'Express solaire, à la fois pour des raisons techniques, mais aussi parce que la taille minimale requise des projets est importante, ce qui implique des risques financiers et une sélection des sites qui peut être controversée. Un nouveau Solar Express pourrait par exemple se concentrer sur des parcs solaires plus petits, qui pourraient être installés souvent plus près des infrastructures existantes (par exemple près des stations de ski), dans des zones qui sont déjà partiellement dégradées et donc moins controversées. 

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Découvrez l'interview de Dr. Sascha Nick sur le même sujet dans le 24Heures et la Tribune de Genève.

Au sujet des chercheur⸱euse⸱s:  

Dr. Sascha Nick, Expert transition durable, énergie et biodiversité, chercheur au Laboratoire d’Economie Urbaine et de l’Environnement, EPFL. 

Dr. Alejandra Morán-Ordóñez, Experte conservation de la biodiversité, chercheuse à la Faculté des géosciences et de l’environnement, UNIL. 

Prof. Antoine Guisan, Expert cartographie de la biodiversité et professeur à la Faculté des géosciences et de l'environnement, UNIL.  

Prof. Christophe Ballif, Expert énergies renouvelable, EPFL et CSEM. 

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